[Texte(s) Shindaal] L'infini océan des doutes

Les murmures rugissants de la jungle n’atteignaient pas le rocher sur lequel le kélari s'était installé ; là, à l'ouest de la côte la plus occidentale des terres connues, il n'entendait rien plus que le ressac. Les jambes croisées, les paumes flottant sur ses genoux et tournées vers les ciel, il laissait le flux le saisir, le reflux l'emporter. Lancinant, envoûtant, le bruissement calme et sauvage de l'océan l'étreignait. Bien loin d'être bercés, ses sens s'aiguisaient et sa pensée prenait toute son aise, elle qui hurlait depuis des jours d'être à l'étroit dans ce corps trop modeste, d'étouffer dans cette vie si insignifiante.

Vers qui se tourner quand on n'a pas de dieu, auprès de qui obtenir des réponses quand même la raison ne semble vouloir en offrir ? A qui demander de l'aide quand on ne peut s'autoriser la moindre faiblesse ? Comment chasser la honte de cette peur étrange...si étrange qu'elle ne confine plus au désespoir ? Il pouvait repousser le désespoir, sa logique pouvait contenir un sentiment. Mais que faire face au néant ?

L'onde inlassable le fit échouer sur les plages de sable d'or de ses vingt ans. Déjà à l'époque il avait interrogé son intelligence. Pourquoi vivre, nous qui n'avons pas choisi de naître, d'exister ? Parce que l'on a décidé pour nous, et parce qu'un esprit faible ne se pose pas de question et remplit avec une fidélité qu'il ignore lui même la fonction qu'on lui a attribuée : vivre. Mortel, il avait pu se résoudre à faire taire ces questions, trouvant dans la jouissance de toute chose une manière moins pénible qu'une autre de laisser s'écouler le temps qui lui était imparti. Accepter qu'il n'y avait pas d'autre choix que de se convaincre, de se transformer en faible d'esprit n'avait pas été si difficile puisqu'il y aurait un terme.

Pourquoi fallait-il que le Temps, surgissant des vagues infinies, viennent planter en son nombril son irrépressible crochet et le happe sans qu'il puisse offrir la moindre résistance ? Pourquoi ne pouvait-il le laisser s'endormir sur la plage blonde baignée de soleil et caressée par l'onde ? Il voulait juste dormir. Pourquoi fallait-il que l'océan devienne fureur pour le chasser de son havre et finalement le laisser seul dans cette étendue sans relief ?
Le murmure des vagues s'était tu, il ne sentait plus la chaleur venue du ciel sur sa peau et l'odeur du varech n'emplissait plus ses narines. Là où sa pensée le menait, il n'y avait rien d'autre que l'éternité, le Tout se mêlant au Rien absolu. Dans ce silence qui emplissait ses oreilles au point de le faire hurler de douleur, aucun son ne pouvait exister. Aucune volonté, aucune raison. Plus rien n'avait de sens.

N'était-il donc retenu en ce monde que par une raison aussi insupportable que celle du mieux ? Il vaut mieux vivre que de subir la déchirure de Regulos. L'asservissement qui allait de paire avec le « don de vie » des créateurs se résumait-il donc finalement à cette seule justification ? Etaient-ils tous condamnés à essayer de vivre pour échapper au pire, s'enivrer de sentiments, fards de la vacuité, pour retarder le néant ?

Comme il aurait été rassuré de sentir couler des larmes ! À nouveau sentir sur son visage le doux masque des joies et des peines distraire son esprit. Le vide qui le consumait devenait intolérable.

Perdu loin de ce monde, Daal laissait son corps à la dérive. Si l'esprit se noyait, pourquoi ne pas offrir le même sort à son carcan de chair et de pierre de source ?